Rares sont les occasions de pouvoir dire en soirée que l'on vient de lire un roman estonien. C'est donc une bonne raison de se plonger dans L'homme qui savait la langue des serpents et son univers étrange. L'histoire semble se dérouler à une époque médiévale, où les villages étaient soumis aux impératifs agraires et où les chevaliers et les abbés étaient comme des dieux sur terre. Leemet, le héros, ne participe pas à la folie de ce monde moderne puisqu'il est l'un des derniers représentants d'une race d'hommes vivant dans les forêts et communiquant, comme le titre l'indique on ne peut plus clairement, avec les serpents.
Cette langue des serpents représente une connaissance oubliée des villageois qui rendait pourtant l'homme comme un maître en sa forêt, capable de soumettre n'importe quel animal à sa volonté, rien qu'en sifflant quelques ordres. Mais ce monde semble voué à tomber dans l'oubli et Leemet aura beau lutter, jusqu'à sombrer dans une guerre sanglante et sans merci, c'est bien à la destruction d'un monde que nous assistons et aux excès que l'énergie du désespoir peut déclencher.
C'est un roman drôle et triste, poétique et violent ; une sorte d'épopée mêlant folklore estonien (les Estoniens étaient à la base un peuple sylvestre) et fantastique. L'auteur Andrus Kivirähk crée un univers où magie et tradition se rencontrent pour mettre à jour des antagonismes présents dans n'importe quelle société, sans qu'aucun message ne soit délivré. Une épopée, une fable, c'est presqu'une mythologie à laquelle nous sommes conviés tant le monde que l'auteur dépeint est riche. On rencontre des ours lubriques, des anthropopithèques qui semblent remonter le temps, des sacs à vent, un vieil homme qui collectionne les os humains pour en faire des ailes et une famille qui part hiberner avec des serpents. Que de choses perdues depuis que nous avons oublié la langue des serpents !
-> L'homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, traduit par Jean-Pierre Minaudier, Le Tripode, 13,90€.
-> Le site de l'éditeur.
Un extrait situé au début du livre, reflétant l'atmosphère de décadence présent dans le livre, ainsi que la réflexion sur le temps qui passe :
Ce fut un automne sinistre, peut-être le plus désespéré de tous ceux que j'ai vécus, car même si plus tard j'ai connu des temps encore plus tristes et qu'il m'est arrivé des choses bien plus terribles, à l'époque mon cœur ne s'était pas encore endurci comme il s'est endurci par la suite, ce qui me rendit les souffrances plus supportables. Pour parler serpent, je n'avais pas encore mué comme je le fis à plusieurs reprises, plus tard, au cours de mon existence, me glissant dans des enveloppes de plus en plus rudes, de plus en plus imperméables aux sensations. A présent, peut-être bien que rien ne traverse plus. Je porte une pelisse de pierre.